Fahrenheit – Le brouillon funèbre de Quantic Dream


Chroniques, Rétro-éclairage / dimanche, janvier 21st, 2024

Quand un Français écoule plus d’un million de copies de son jeu, qui compte d’ailleurs la participation de David Bowie, il y a de quoi faire tourner les têtes de la presse française. Aussi, après la sortie de Nomad Soul, et surtout l’annonce de Fahrenheit, les divers magazines de l’Hexagone s’arrachent les interviews de David Cage. Des entretiens souvent courts, mais cinglants contre les productions contemporaines.

Comment ferai-je un bon jeu ?

En fouillant dans la presse de l’époque, on s’aperçoit rapidement des volontés de David Cage. Il se tue en effet à répéter qu’il en a marre des héros armés, dont la trame est risible (citant d’ailleurs Resident Evil 4 et Doom 3), tout comme la mise en scène. Ce qui le taraude en revanche, c’est la question « pourquoi les gens vont-ils au cinéma, mais ne jouent pas forcément ? ».

Cage et ses équipes travaillent alors le jeu sur plusieurs pistes. En premier lieu, prendre un univers réaliste, facile à comprendre, plutôt que de la science-fiction, comme Nomad Soul. Le New York contemporain et le quotidien de ses personnages permettent de se projeter rapidement dans l’histoire. Deuxièmement, abandonner la gestion d’inventaire, de pointer-cliquer, et de combinaison d’objets. Fahrenheit arbore également, comme King Kong, Ico et The Getaway à cette même époque, une interface épurée. Moins de choses à l’écran, c’est moins de choses à apprendre selon Cage.

I know kung-fu. And Matrix. And Les Rivières Pourpres.

Rapidement, sachez que l’histoire commence lorsqu’un employé de banque en pleine transe, Lucas Kane, commet un meurtre dans les toilettes d’un diner. Sorti de son état second, Lucas (et donc le joueur) va tenter de maquiller au mieux ce meurtre involontaire, de fuir, et de comprendre la raison de cet évènement. La première torsion du genre, c’est que le joueur sera également aux commandes des deux inspecteurs sur la trace du tueur : Tyler et Carla.

Dès lors, le scénario va s’articuler en trois parties quasi distinctes. Une fuite et une enquête classique, le basculement progressif dans le fantastique, et l’embrassement total de ce genre. Cette dernière partie est d’ailleurs la moins travaillée, puisque surgissant trop rapidement, en abusant des deus ex machina.

fahrenheit splitscreens

VDM

En revanche, les deux premiers tiers bénéficient d’une excellente ambiance lugubre. Le thème du meurtre involontaire et malsain, amplifié par les violons d’Angelo Badalamenti (compositeur récurrent de David Lynch) et la neige qui s’abat sur la ville y sont déjà pour quelque chose. En plus de cela, les personnages disposent d’une barre d’état mental, ou plutôt de stress. Ces derniers peuvent être alors qualifiés de « stressé », « anxieux », « déprimé », « à bout de nerfs »… Un horizon joyeux qui pourra d’ailleurs se solder par un game over en cas de craquage émotionnel. À l’inverse, au mieux, notre avatar sera « neutre ». Un état maximum qui en dit long sur la tonalité sinistre du jeu.

Au niveau de la mise en scène, il faut également souligner l’excellence de la VF, puisque les trois héros sont doublés par Jean-Pierre Michaël, Françoise Cadol et Greg Germain. De plus, les moments stressants sont souvent accentués par des splitscreens, comme l’arrivée d’un policier alors que Kane est en sang par exemple.

Caméra ratée

Toutefois, les plans de caméras, aussi travaillés soient-ils, empêchent la bonne maniabilité du personnage, et les actions contextuelles sont surutilisées, et surtout loin de la diégèse. Dans la plupart des QTE du monde vidéoludique, on vous demandera de marteler X ou carré car ils servent aux interactions, à appuyer sur A ou croix car c’est sauter, à cliquer sur une flèche directionnelle pour aller dans un sens. Ici, les touches sollicitées ne correspondent pas à l’écran. Pire encore, les séquences d’actions (nécessitant de produire les bonnes directions de joysticks) sont très longues, et trop frénétiques. Un véritable enchainement d’une cinquantaine de touches à suivre, en plein centre de l’écran, nuisant à la mise en scène.

De plus, certaines séquences d’action assurent un remplissage anecdotique. L’entrainement de boxe ou le match de basket-ball n’ont aucun intérêt. Pas même celui de nous montrer le quotidien des personnages, car ils sont trop déconnectés de l’intrigue.

fahrenheit qte

Quand la neige fond en eau

Mais ce qui frappe à l’exploration de Fahrenheit, presque 20 ans après sa sortie, c’est son statut d’ébauche. C’est bien simple, on y retrouve beaucoup des idées des jeux suivants de Quantic Dream. Bien plus que Nomad Soul, qui apparait presque comme à part dans cette ludographie. En premier lieu, il est évident que Fahrenheit est le premier titre du studio à proposer des mécaniques à bases d’actions contextuelles et de QTE. Ce besoin de contrôles simples d’accès, renvoyant à un film interactif. D’ailleurs, le studio avait beaucoup misé financièrement sur la motion capture. Au point où Heavy Rain modélisa ensuite de vrais acteurs.

On retrouve avec ce dernier cette volonté de tordre le jeu du chat et de la souris, puisque le joueur incarne tour à tour les deux. Dans Fahrenheit, il est ainsi possible de cacher au mieux les preuves, et en second lieu de devoir les retrouver avec un autre personnage. Se mettre des bâtons dans les roues, c’est l’un des points importants d’Heavy Rain.

Accélérateur quantique

Les choix sont également un élément majeur des jeux du studio. Si les multiples décisions, de réponses ou d’actions, ont des conséquences limitées dans Fahrenheit, il a fallu attendre Detroit Become Human pour voir une énorme arborescence des possibles. Jamais les fins n’ont été aussi nombreuses dans celui-ci.

Enfin, ce deuxième jeu de Quantic Dream évoque plusieurs thématiques et lieux qui semblent chers au studio. La neige qui abonde laisse place à la pluie incessante d’Heavy Rain. On la retrouve également dans un niveau de Detroit, et dans Beyond Two Souls. Ce dernier fait errer son héroïne devenue fugitive et à bout de force dans une ville neigeuse. Exactement comme Lucas Kane au beau milieu de son aventure. Enfin, le parc d’attractions abandonné et théâtre de danger apparait dans Fahrenheit comme dans Detroit.

Point zéro

Si ce deuxième titre de Quantic Dream a autant marqué la ludographie du studio, il est également important pour l’ensemble du jeu vidéo. La narration est désormais bien plus au centre de nos expériences ludiques. À tel point qu’on parle parfois de jeux narratifs. Ces derniers se manipulent souvent à base de coups de sticks ou d’actions contextuels. Par ailleurs, les choix de dialogues ayant leur influence pullulent depuis. Il est possible que l’aventure de Lucas Kane ait inspiré les jeux Telltale. On notera en outre qu’à l’origine, Fahrenheit devait sortir de manière épisodique. Un plan commercial incongru à l’époque, et qui ne s’est d’ailleurs pas fait… avant que Telltale ne le démocratise.

Ainsi Fahrenheit a beau avoir un nombre de tares important (surtout au vu d’aujourd’hui), il n’en reste pas moins un titre essentiel, par son ambiance, par ses idées de mises en scène, de mécaniques et surtout le legs qu’il laisse à Quantic Dream et au monde vidéoludique.

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