Alors que le marché du jeu continue à prendre de la valeur et que les sorties sont toujours aussi nombreuses, 2023 restera une année noire pour les petites mains. Depuis le début d’année, on ne compte plus les communiqués d’éditeurs ou de distributeurs annonçant des coupes dans les équipes. Faisons le point (temporaire) sur ces innombrables licenciements.
Les affaires sont les affaires
Quand on parle de licenciements de masse, ou de restructuration, on pense évidemment à un contexte difficile pour l’entreprise en question. Il est vrai que cette année a été particulièrement dure pour plusieurs éditeurs et développeurs du jeu vidéo. C’est le cas de Frontier par exemple, qui accusait une perte de 24, 2 millions d’euros sur l’exercice 2022/2023, et qui commence à s’alléger. Le nombre de départs forcés dans le studio n’est pas connu, mais la société veut réduire ses frais généraux annuels de 20 % en tablant sur un gel des recrutements et l’arrêt du label d’édition Frontier Foundry, lancé en 2019.
Avec une perte nette de 13,2 millions de dollars (qui s’élevait toutefois à 23,4 millions de dollars en 2022), Motorsport Games est aussi dans le rouge. Début novembre, le studio s’est donc séparé de 38 personnes, soit environ 40 % de son effectif total. Dans un autre registre, notons que TOCA a également cessé son contrat avec Motorsport Games « en raison des violations fondamentales de l’accord ». Un règlement de compte mystérieux, qui rappelle celui entre Paradox Interactive et Harebrained Schemes intervenu en octobre dernier. Alors que l’éditeur avait confirmé avoir licencié une grande part de l’équipe suite à l’échec commercial de The Lamplighters League, un membre d’Harebrained a précisé un détail important. Selon lui, cette coupe humaine aurait eu lieu en juillet, tandis que leur jeu était toujours en développement, au stade final. Une information qui remet en cause l’argumentaire de Paradox. L’affaire se termina sur la séparation des deux entités.
C’est « restructuration », pas « licenciements »
Il n’y a pas que les problèmes financiers qui provoquent des limogeages. Il y a aussi la crainte de difficultés à venir. Plusieurs analystes indiquent ainsi que la crise de personnel que traverse le jeu vidéo est en réalité un effet domino. Certains éditeurs ou distributeurs se réorganiseraient non pas par dangers, mais parce que leurs rivaux le font. C’est sans doute le cas de la Team17, qui a annoncé la suppression de 91 emplois (ressources humaines, informaticiens, marketing…), dont 50 postes de testeurs qualité (qui se plaignaient déjà de bas salaires), au profit de sous-traitants. Sans aucune mention de problème économique. Digital Extremes s’est également séparé de l’équipe dédiée à l’édition, peu après le départ de son PDG en octobre dernier. Même son de cloche pour Media Molécule, puisqu’après la démission du co-fondateur du studio, une vingtaine de travailleurs ont été licenciés sur fond d’ajustements « stratégiques ».
Un mot qui revient souvent, notamment dans la bouche de grandes entreprises. Digital Bros a ainsi « dû adapter sa stratégie face à un contexte toujours plus compétitif » comme dit dans leur communiqué de presse, avant d’annoncer une « réduction de 30 % de la force de travail ». Soit environ 130 personnes. Le distributeur de Control et d’Assetto Corsa limitera également ses prochaines sorties à de grosses suites, tout en diminuant le nombre de projets en cours. Amazon Games a aussi déclaré couper court à sa chaîne Twitch Crown ainsi qu’au programme Game Growth. 180 employés restent sur le carreau afin de redistribuer les ressources financières vers Prime Gaming.
Le cas unique d’Embracer
Si ce nom ne vous dit rien, peut-être que sa première dénomination Nordic Games ou son suivant, THQ Nordic, vous parle plus. Il s’agit d’un véritable ogre de l’investissement, détenant moult éditeurs (Koch media, Deep Silver, Crystal Dynamics), et donc licences (Darksiders, TimeSplitters, Alone in the Dark…) ainsi que d’autres secteurs comme Dark Horse Comics ou Asmodee. Si jusqu’ici, l’ensemble de ces acquisitions se passaient bien, Embracer a communiqué une lourde restructuration qui durera au moins jusqu’à mars 2024. Embracer a annoncé les licenciements de plus de 900 personnes, de l’annulation de 15 projets vidéo ludique et de dix studios enterrés. Ces chiffres peuvent être cependant contrebalancés froidement par le fait que 5 % de l’effectif est touché, que 201 autres projets suivent leur cours, ou encore qu’Embracer compte toujours 135 studios internes.
La raison de cette grosse réorganisation a rapidement été expliquée : un accord avec le groupe saoudien Savvy Gaming Group qui semblait en bonne voie ne s’est pas fait. Le distributeur avait vendu la peau de l’ours avant de pouvoir toucher les quelque 2 milliards de revenus étalés sur 6 ans prévus par le contrat.
Une crise qui en suit une autre
Cette crise actuelle de licenciements ne vient cependant pas de nulle part. On a déjà parlé des studios/éditeurs qui « dégraissent » pour rester compétitifs. On remarquera que dans tous ces cas, les limogeages se font sur des postes qui ne touchent pas au développement directement. L’objectif est uniquement de baisser les frais, afin d’être toujours concurrentiel par rapport aux autres acteurs. L’enchainement de ces annonces permet également de minimiser l’impact sur l’image de marque des entreprises en question : elles ne sont pas les seules à le faire.
Ce même procédé se retrouve dans un secteur proche, et ce, avant la crise du jeu vidéo : celui de la tech. Il y a un an, c’était Meta qui licenciait 11 000 personnes. Puis ce fut au tour de Microsoft de se séparer de 5 % de sa masse salariale, soit 10 000 employés. Plus médiatique encore fut la scission de 50 % des travailleurs de feu Twitter. Et si c’est possible dans ces grands groupes technologiques, alors c’est possible dans le jeu vidéo.
Où l’on reparle du COVID
Plus encore que « si c’est possible, faisons-le », il y a deux véritables moteurs de ces licenciements, d’après les économistes. Tout d’abord, le jeu vidéo a été le secteur culturel le moins touché par la crise du COVID. Mieux, les chiffres furent records. Et si on s’attendait à une rechute, celle-ci fut plus forte qu’escomptée. Alors que les investissements continuaient d’être massifs en 2021 et 2022, le retour à la normale a commencé à se voir en 2021.
Ces investissements se sont faits notamment au niveau… du recrutement. Pendant et après le COVID, les studios et éditeurs ont grandement gagné en taille, notamment poussés par le télétravail. Cependant, cette augmentation soudaine d’employés a mal été calculée. Ce qui explique cette rectification humaine dans le jeu vidéo et la tech. C’est en partie ce qu’avait commenté Mark Zuckerberg.
Contexte économique au goût de finish him
Enfin, la dernière raison réside dans le contexte financier actuel. En effet, jusqu’environ 2021, les taux d’intérêt étaient peu élevés et les emprunts très faciles à réaliser. « Nous sommes arrivés à la fin d’un cycle économique propulsé par une addiction à l’argent pas cher et disponible instantanément » comme « expliquait l’économiste Spike Laurie dans les colonnes de GamesIndustry.
Les investissements sont donc plus compliqués à lever et à rembourser. Tout comme les jeux vidéos sont de plus en plus chers et de plus en plus longs à produire. La rentabilité estimée du secteur durant le COVID s’est finalement envolée.
Le plus dur, c’est pas la chute ?
Les licenciements, fermetures de studio et autres mesures pécuniaires vont-ils continuer en 2024 ? Les économistes sont partagés. Pour certains, la crise perdurera encore plusieurs années, quand d’autres tempèrent en attendant de voir les nouveaux bilans financiers. Rien de surprenant pour un domaine sujet à d’innombrables variations.
Cependant, ces fermetures et pertes d’emplois accélèrent un autre mouvement plus positif. Déjà bien actif sur la scène médiatique depuis un peu plus d’un an, la syndicalisation du jeu vidéo continue. Après Zenimax et Raven Software récemment, c’est CD Projekt qui a franchi le cap, à la suite… d’un départ forcé de 9 % de l’équipe. Face aux quelques 7800 licenciements répertoriés par Farhan Noor, nul doute que la protection de l’emploi sera un peu plus au cœur des métiers créateurs de jeux vidéo.