La Call of Dutysation, le phénomène des années 2010


Analyses, Chroniques / lundi, mai 8th, 2023

Il y a de cela quelques années, une expression ressortait à tout bout de champ pour qualifier une évolution du marché du jeu vidéo. Sur la deuxième moitié de 2010, chaque titre étant un peu plus exigeant que d’habitude était une preuve de la « DarkSoulisation » du médium. Le terme est devenu obsolète depuis (on parle au mieux d’un soul-like), tout comme une autre transformation de l’industrie, nettement moins acceptée par les joueurs : la Call of Dutysation. Retour sur ce phénomène douloureux.

Qui est Call of Duty ? Quels sont ses réseaux ?

Refaisons rapidement le point sur cette licence apparue en 2003. À l’origine, Grant Collier, Jason West, et Vince Zampella travaillent tous les trois sur Medal of Honor Débarquement Allié d’Electronic Arts. Mais les choses se passent mal avec le contrat et ils décident d’arrêter les frais. Qu’à cela ne tienne, Activision injecte 1, 5 millions de dollars dans Infinity Ward, le nouveau studio des trois développeurs. Avec une liberté totale de création, la fine équipe réalise une suite spirituelle de Débarquement Allié qui se nomme Call of Duty.

Le succès est immédiat et dépasse ironiquement les scores des nouveaux Medal of Honor. Très vite, d’autres studios sont réquisitionnés pour nourrir les étales quand Infinity War travaille sur un opus inédit. Mais c’est bien ce studio qui dynamita les codes du jeu vidéo avec Modern Warfare 1 et Modern Warfare 2. En prenant le contre courant de la guerre moderne, en réalisant des online dynamiques et grâce à des campagnes haletantes, MW s’impose aisément dans les ventes, mais aussi dans la tête des développeurs et éditeurs.

Les mêmes touches pour tout le monde

Pour comprendre l’impact de Modern Warfare, il suffit de jouer à n’importe quel FPS console sorti avant celui-ci. La configuration des touches vous paraitra étrange, et plus encore : chaque jeu avait son propre emplacement des boutons. Un temps d’expérimentation, semble-t-il, qui touche à sa fin avec le Call of Duty de 2007. Dès lors, recharger, sauter, changer de position, lancer une grenade, faire une attaque au corps-à-corps, interagir… se fait en appuyant sur les mêmes symboles sur plusieurs jeux.

Crysis 2, Borderlands, Medal of Honor, tous y passent. Aliens Colonial Marines et FEAR 3 adaptent carrément ce mapping en pleine licence. Depuis, c’est une véritable standardisation sur les FPS, voire les TPS, même si quelques irréductibles sont bien présents. On pense notamment à Battlefield et Halo, qui gardent une certaine identité en allant à contre-courant.

« Non d’un script »

Le mot qui revient souvent dans les tests et critiques des différents Call of Duty, c’est bien « script ». Ces évènements totalement précalculés pour surgir à un moment donné permettent de surprendre le joueur. Il y a quelque chose de spectaculaire (au sens figuré, comme au sens propre) dans ces séquences, par le nom tout d’abord, mais aussi par la préparation au développement, et au déclenchement. Comme des sortes de cascades de spectacle justement.

Les scripts sont certes bien antérieurs à Call of Duty, ils sont tout de même devenus sa marque de fabrique. Si Half-Life est sans doute à l’avant-garde de ces séquences, cette mécanique est rapidement reprise par Medal of Honor, et par la suite, par Call of Duty. Infinity Ward devient un maitre de cette surenchère qui impressionne le joueur. La capture de Rojas dans MW 2, les ennemis au corps-à-corps dans Call of Duty 3… Toutes ces scènes doivent marquer, même si c’est parfois au détriment du gameplay.

Show must go on, tout le temps

Après avoir été longtemps sonnée par cette mise en scène hollywoodienne, l’industrie vidéoludique s’est empressée de rajouter des séquences fracassantes, ou à tout simplement créer un liant cinématographique. Des FPS autrefois tactiques ou multijoueurs deviennent plus romanesques (Rainbow Six Vegas et Battlefield) quand ce n’est pas des genres totalement différents qui sont touchés par cette maladie du sensationnel.

Ace Combat Assault Horizon, Need for Speed The Run, Resident Evil 6, Dead Space 3… Tous ont opéré une véritable métamorphose début 2010, à base de scripts tonitruants et de mise en scène explosive, quitte à dénaturer leur licence.

 

Pimp my soldier

De Call of Duty, il n’y a pas que les campagnes solo qui ont bouleversé l’industrie. Le multijoueur en ligne est lui-même très différent après novembre 2007. Alors que les fast-FPS en ligne ne sont plus à la mode, à l’inverse des MMORPG boostés par WoW, Infinity Ward prend des notes. Le multijoueur de Modern Warfare propose un système d’expérience de et niveaux, qui débloquent in fine des compétences, des armes, des accessoires… Bref, l’online n’est plus seulement un terrain d’affrontement, mais il est aussi un lieu où chaque combattant est unique. En 2009, Modern Warfare 2 enfonce le clou encore plus loin du multi contemporain avec plus de personnalisation, pour que chaque joueur, chaque soldat, soit singulier, comme un avatar de RPG.

Si Battlefield Bad Company proposait un multi très sage, sa suite offre effectivement une personnalisation plus poussée. Tout comme les Medal of Honor, Crysis ou même Halo. Il faut d’ailleurs également parler des killstreaks, ces atouts débloqués en pleine partie lorsque le joueur enchaine un certain nombre de frag sans mourir. Les trois derniers jeux cités s’engouffreront dans ce système qui récompense les bons éléments, mais fausse complètement l’équilibre. Ironie de l’histoire, Halo, licence fondatrice du FPS console et multi, a vu son 4e opus lourdement trainé dans la boue par les fans, en raison d’une standardisation de son multijoueur.

La fameuse casualisation

La « call of dutysation » est donc un modèle adopté par l’industrie vidéoludique et notamment celle des jeux AAA. Que ce soit les contrôles, la mise en scène du solo ou les mécaniques du multijoueur. Mais de cette norme né un amalgame. On parle aussi de titres plus simples qu’auparavant, plus bourrins, bref plus casual. Call of Duty éclot effectivement en 2003, mais explose véritablement avec Modern Warfare en 2007 (6, 45 millions de vente pour Call of Duty 3 contre 17,28 pour MW1 en 2018). Soit en pleine époque de la casualisation tant décriée. Que ce soit l’absence de mort dans Prince of Persia ou Bioshock, l’arrivée de la Wii et d’un nouveau public, l’industrie change complètement fin 2010… et donc Call of Duty également.

Il ne fut pas le seul puisque Crysis 2 simplifie son gameplay et ses approches, Hitman Absolution est plus orienté action qu’infiltration, tout comme Splinter Cell Blacklist est plus accessible. Mais comme ces titres sortent à la même époque et sont influencés par Call of Duty sur d’autres plans, la call of dutysation devient casualisation pour le joueur. Pour autant, Dave Turner, alors directeur marketing de Resident Evil, expliquait au micro du magazine MCV que la demande d’action était déjà là auparavant :

Nous avons la popularité de Resident Evil s’accroitre largement alors que la licence s’est orientée vers l’action. Resident Evil 5 est notre meilleure vente de la série. Il est donc normal pour nous de poursuivre encore plus dans cette voie.

Une histoire de sous

Dix ans plus tard, on peut admettre que le terme « Call of Dutysation » était excessif. Certes, la licence a influencé un pan de l’industrie sur les contrôles, la barre de vie, le multijoueur ou même le contexte guerrier moderne, mais pas forcément sur la simplification ou l’orientation vers l’action. Les jeux ne se sont pas codifiés, mais se sont dirigés vers ce qui marchait alors, et notamment l’action. Call of Duty étant une figure de proue du jeu d’action, la marque est devenue également symbole de la mise en scène frénétique et du gameplay classique, mais efficace. Kazutoki Kono, alors producteur d’Ace Combat Assault Horizon l’expliquait déjà dans les colonnes de videogamer :

Entendre des « c’est un Call of Duty des nuages » ou « oh, ça ressemble à Modern Warfare » me rend à vrai dire confiant, car Call of Duty marche très bien, et beaucoup de personnes dans l’équipe, y compris moi, adore Call of Duty.

Les années ayant passé, les contrats se sont défaits et les langues se sont déliées sur le sujet. On a pu notamment apprendre qu’à l’instar de RE6, Dead Space 3 fût orienté vers l’action (entre autres) par Electronic Arts. Tout comme il a été concédé que l’éditeur a imposé le Frostbite 2 sur Need For Speed The Run, soit un moteur créé pour les FPS et… la destruction. On peut aujourd’hui gracier Call of Duty sur de nombreux points d’une époque blasée du jeu vidéo. Peut-être que l’on découvrira dans dix ans que la Darksoulisation est elle aussi une coïncidence.

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