Difficile année pour la presse JV


Analyses / vendredi, septembre 23rd, 2022

Malgré les récentes crises, les chiffres financiers du jeu vidéo sont particulièrement positifs, avec plusieurs records pour les plus gros éditeurs. Pourtant, certains acteurs du média sont bien loin d’afficher la même sérénité. On ne parle pas ici des développeurs qui crunchent, mais plutôt de ceux qui nous ont justement informés sur ce sujet. Ceux qui enquêtent, analysent le jeu vidéo et font un tri de plus en plus indispensable : les journalistes.

Noir dans le sens des départs

Ces derniers 365 jours ont été particulièrement surprenants pour qui suit un peu la presse spécialisée jeu vidéo. Trois départs pour Gamekult (dont un transfuge venant de JV Le Magazine), un chez jeuxvideo.com et trois autres au sein de Canard PC. La proximité de ces différentes sorties est déconcertante, surtout lorsque l’on s’attarde sur les profils de ces désormais ex-journalistes. On croise autant de vétérans ayant bouclé des papiers depuis 15 années (Pierre-Alexandre Rouillon, Jean-Kléber Lauret, Yann François) que de recrues plus récentes ayant fait leurs armes sur une presse parfois plus généraliste (Julie Le Baron, Jules Renié, Valentin Cebo). Pas de véritable profil type donc dans tous ces départs, mais des raisons qui semblent se rejoindre.

 

Ça détourne

Dans la longue liste des journalistes ayant quitté leur poste cette année, on retrouve deux anciens de Joystick : Jean-Klébert « JK » Lauret et Yann « ianoo » François. Tous deux ont annoncé partir vers d’autres horizons. D’un côté ianoo rejoint Focus Entertainment en tant que Creative Producer (le même poste d’ailleurs que Mr Deriv, ex-jeuxvideo.com) tandis que JK ira du côté d’une « marque tech », sans plus de précisions pour le moment. Deux détournements de journalistes qui tombent coup sur coup ou presque et qui rappelle le transfert d’Alexandre « 87 » Hubert et de Yann « Logan » Le Fur de jeuxvideo.com à Microids. Une pratique qui a été mise en évidence par les réseaux sociaux, mais qui est pourtant installée depuis longtemps, comme en témoigne JK :

Ça ne date pas d’il y a un an, même moi à mon époque quand j’ai commencé dans la presse en 2007, il y avait déjà des journalistes qui partaient bosser côté éditeur ou constructeur.

Devenir acteur de ce que l’on analysait et critiquait jadis peut paraitre étrange, mais l’intérêt est évident pour la marque. Elle récupère une personne particulièrement critique et qui, aux termes de nombreuses années de tests, est devenue une experte dans le domaine.

Ces boites ont besoin d’une expertise, et quelle meilleure expertise qu’un gars qui a testé ces produits pendants des années, qui a un avis objectif sur la question et qui connait la marque, l’éditeur, le constructeur… etc.

Pour les anciens journalistes, c’est également l’occasion d’utiliser ces compétences pour passer à la création et participer à leur jeu de rêve, après avoir critiqué des œuvres pas forcément réussies. C’est ce que disait ianoo lors de Gamekult l’émission n° 557 : « Ça fait longtemps que je pensais à essayer de miser sur l’expérience que j’ai acquise tout au long de ces années pour le mettre à profit dans le milieu de la création ».

Un transfuge non sans amertume

On pourrait presque croire leur départ sans aucun regret, mais quelques mots nuancent tout de même cette retraite journaliste anticipée. À côté de l’opportunité de la création, ianoo invoque des raisons moins séduisantes :

J’ai passé plus de temps en tant que pigiste que salarié, et c’est un petit peu usant

Une « usure personnelle » qui, d’après lui, découlerait d’une « évolution du métier, qui peut être un peu violente, un peu dure ». On peut penser au « robinet ininterrompu d’informations et de jeux à tester » dont parlait Pierre-Alexandre « Pipomantis » Rouillon dans son article de départ. Le robinet est devenu torrent lors de l’E3 2021 ou pendant la semaine du 12 septembre dernier, qui comprenait les Nintendo Direct, State of Play et Tokyo Game Show à couvrir. Pour JK l’évolution négative du métier se fait aussi de manière technique :

Je sens que les méthodes et les façons de travailler, en général, ont vachement évolué ces derniers temps. Avec une espèce de main mise issue de Google qui est extrêmement importante.

Il parle ici de la presse Web qui est devenue plus compliquée à mener avec les nouveaux algorithmes de Google. Ce sont des indicateurs ou plutôt des règles à suivre à la lettre pour pouvoir sortir en tête des recherches, même s’il faut manipuler le corps de l’article en question pour monter dans le référencement. D’autre part, depuis quelques années, on assiste à une course à la production chez la presse web, spécialisée ou non. La publication de nombreux sujets est une autre possibilité pour pouvoir tirer la couverture du référencement, quitte à « bâtonner ». C’est-à-dire faire un article à base de copier-coller, sans travail de fond ni d’analyse. Une pratique largement documentée par Sophie Eustache, dans son livre : Bâtonner. Comment l’argent détruit le journalisme.

Travailler plus, pour gagner autant

L’argent, c’est justement un problème de la presse spécialisée jeu vidéo depuis les années 2000. Alors qu’elle était à son apogée fin 90, elle va petit à petit être absorbée par Edicorp. Devenue avec le temps Future France, puis Yellow Media, c’est sous le nom de M.E.R.7 que l’éditeur s’écroule, entrainant avec lui plusieurs canards marquants, tels que Joystick, Consoles +, Joypad et les deux officiels Xbox et Nintendo. Tournant d’Internet raté, contenus similaires entre les magazines et relation presse/marketing dangereuse… les causes de cette faillite sont multiples et encore discutées aujourd’hui. Une chose est sûre cependant : pour essayer de contenir sa chute, Yellow Media divisa le coût de ses piges par deux, voire trois. A l’occasion de la sortie de leur ouvrage Presse Start, Yves Breem et Boris Krywicki sont revenu sur l’histoire de la presse spécialisé française en vidéo. Dans l’une de leur émission, Presse Start : La conquête de Future , Jean-Pierre Abidal (ancien rédacteur en chef de PC Jeux) indique précisément « pour une page tu touchais un peu près 150 € brut. Aujourd’hui, dans tous les boulots que j’ai faits en presse jeu vidéo, c’est 50 € la page ».

Non seulement le travail de pigiste était relativement plus simple grâce à la porosité des magazines entre eux, mais la rémunération était également plus importante qu’actuellement. Ceci créant de véritables difficultés aux journalistes désireux de vivre de leur emploi, comme le souligne JK :

L’avantage quand on bosse dans une telle grosse boite c’est que l’on peut bosser pour plein de magazines en même temps. On va à YellowMedia, on va voir le redac chef de Joypad, Joystick et on repart avec plein de commandes. C’était vraiment plus facile. Aujourd’hui la presse indé à moins de moyens pour les payer.

Quand la presse papier se fait mâcher

L’extinction de M.E.R.7 a beau avoir eu lieu il y a dix ans, les séquelles sont toujours là. Le prix de la pige ne semble pas avoir bougé. Pire encore, les conditions actuelles sont plus inquiétantes, voire alarmantes. Dans la presse papier tout d’abord, on l’a dit, Canard PC s’est séparé de trois confrères. Tandis que Sophie Krupa, directrice de la publication du magazine JV, indiquait dans l’émission Silence, on joue de juillet dernier, être passée de six à quatre salariés en CDI, dont un en mi-temps.

Il faut dire que les périodiques ont subi plusieurs coups durs. Tout d’abord, Presstalis (le réseau qui distribue la presse en kiosque) accuse de lourdes pertes depuis 2017 et s’est vu contraint d’augmenter ses tarifs. Quelques années après, un virus bien connu s’en mêle et force la fermeture de multiples points de vente, réduit la fréquentation en gare (lieu important d’achat de presse papier) et ce pendant plusieurs mois, voir années. La pandémie semble à peine derrière nous qu’un nouveau drame touche indirectement le journalisme à cellulose : la guerre en Ukraine. Parmi les différentes pénuries, le papier manque cruellement aux médias écrits, augmentant les coûts de manière délirante, d’après Ivan Gaudé, toujours dans Silence, on joue :

Il y a déjà eu des crises du prix du papier, c’était en général des hausses de 5 ou 10 % qui déjà représentaient des difficultés pour les entreprises en point de presse. Aujourd’hui, on est sur des papiers qui ont augmenté de parfois plus de 100 % en 6/8 mois.

L’eldorado du web s’érode

La presse web est loin d’être en bonne santé également. Pendant longtemps, son plus grand problème était la régie publicitaire (seul moyen de salaire) décidée par les éditeurs. Selon le bon vouloir de ces derniers (et surtout des notes émises lors des tests), ils pouvaient blacklister le site en question, le privant de revenu. Citons Sony qui a annulé une campagne promotionnelle sur Gamekult parce que la note d’Heavy Rain n’était pas assez élevée sur le site ou Activision faisant la même chose à Gameblog en 2012. Des « fâcheries » courantes, mais qui sont presque obligatoires selon la déontologie journalistique.

Selon nos témoignages recueillis, la plus grosse pression pour le journaliste, c’est surtout les différents rachats opérés. L’époque M.E.R.7 et sa nouvelle politique commerciale à suivre refirent surface lorsqu’en 2015 le groupe TF1 entre en possession de 70 % de Neweb, contenant Gamekult. Alors journaliste au sein des Numériques (possédé aussi par Neweb) JK raconte :

C’est souvent les multiples rachats qui inquiètent. On a l’impression d’être un numéro balloté d’actionnaire en actionnaire, avec parfois des visions qu’on nous impose. Soit tu t’adaptes, soit tu trouves autre chose.

La menace Reworld

Si au final la façon de travailler n’a pas changé chez Les Numériques au même titre que pour Gamekult, un autre rachat très récent terrifie la sphère journalistique. Tout juste arrivé dans les locaux de TF1, l’équipe de GK apprend qu’elle vient d’être revendue à Reworld Media, un groupe de média a la terrible réputation, comme l’explique Yvan Gaudé :

Ce sont les fossoyeurs du journalisme. Ce sont des gens qui ne veulent pas de cartes de presse, parce que les gens qui portent la carte de presse, sont protégés, sont mieux payés… sont chiants.

Le schéma de Reworld est simple : le groupe rachète des organes de presse connus, remplace les journalistes (qui partent souvent d’eux même) par des chargés de contenus qui vont axer les articles sur des placements de produits, bien plus rentables que du journalisme. Les employés restants s’adaptent difficilement à cette transformation brutale de leur métier : « Presque toutes les semaines, quelqu’un démissionne ou fait un burn-out », racontait un ancien salarié pour le Figaro. On comprend donc que la rédaction de Gamekult (encore dans le flou à l’heure où l’on écrit ces mots) soit aux aguets concernant ce rachat. Et l’on devine tout autant « l’opportunité » saisie de Yann François, dans un climat incertain.

Quel futur pour la presse spécialisée ?

Si le bilan est loin d’être rose, est-il pour autant alarmant ? Va-t-on vers une disparition de la presse spécialisée ? On parle d’ailleurs ici de celle du jeu vidéo, mais celle de la musique ou du cinéma n’en mène pas plus large. Début septembre, douze magazines du septième art sommaient le CNC d’attribuer une plus grosse aide financière face à l’augmentation du papier. La presse jeu vidéo ne peut, elle, même pas compter sur cette aide, ni sur aucune autre existante actuellement. Cependant, de nouveaux fonds émergent comme le souligne JK :

Il y a toujours moyen de trouver des modèles financiers. Il y a encore dix ans, les Kickstarter ça n’existait pas. Ce modèle a sauvé plein de médias. Qui sait si dans dix il n’y aura pas un autre moyen.

Kickstarter et maintenant Ulule ont notamment permis de lancer des hors-séries chez JV Le Magazine. De son côté, Gamekult a démarré son abonnement payant en 2002, et l’a renforcé en 2015 pour faire face aux bloqueurs de publicité. Un véritable appel à la communauté qui reste pour le moment la seule ressource pour épauler la presse indépendante

Tout se transforme ?

Pour continuer à attirer le lecteur, on distingue quelques transformations de la presse jeu vidéo. En premier lieu, la chasse aux scoops, que l’on pouvait avoir à l’âge d’or de Joystick (notamment par l’intermédiaire de Wanda) n’est plus possible aujourd’hui. L’information étant verrouillée par les éditeurs, on pourrait presque voir les journalistes comme de simples passeurs de plats (alors qu’ils trient et analysent les différentes annonces). De ce fait, certaines rédactions accordent une place de plus en plus conséquente aux enquêtes. On pense notamment à celle sur Quantic Dream menée par Canard PC qui a fait grand bruit en 2018. Une pratique tellement nouvelle que ce canard a dû approcher Mediapart pour être conseillé, notamment pour ce qui touche au droit du travail. À l’inverse, on note que la presse généraliste est de plus en plus spécialiste du jeu vidéo, avec de véritables pôles créés à cette occasion. Quitte à recruter justement chez la presse spécialisée.

De plus, si l’on a diamétralement opposé presse et YouTube/Twitch dans les années 2010, la tendance s’inverse actuellement. On ne compte plus les vidéastes créant du contenu documenté et sourcé. En bref, du travail de journaliste, mais uniquement en vidéo. Il est d’ailleurs ironique de remarquer que ces créations se frottent au même problème que la presse. Une longue analyse attire toujours moins qu’une réaction à chaud, postée à la va-vite. Toutefois, réaction instantanée (ou presque) n’est pas forcément gage de mauvaise qualité. Gautoz anime depuis 2020 ses matinales où il décortique longuement les annonces de la veille, sans nécessairement tomber dans le divertissement pur.

Le succès étant au rendez-vous, c’est qu’il y a une demande et possiblement une transformation du public. Ce dernier étant déjà parti de la presse papier pour celle du web, il s’en va désormais vers les médias vidéo. Peu importe le support du journalisme, le seul moyen de garder une presse utile et de valeur reste et restera le lecteur/spectateur. On donnera d’ailleurs le mot de la fin à Pipomantis qui résumait dans son article de départ :

Une publication n’est rien sans ceux qui la lisent alors s’il vous plaît […] n’arrêtez pas de soutenir votre presse et de payer pour de l’information de qualité.

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